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L’histoire sans fin

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Yulia, malgré quarante ans passés en France, garde un accent à couper au couteau. L’écouter parler, c’est deviner déjà sa Russie natale, quand Lénine venait de prendre le pouvoir, ses vingt ans pendant la deuxième guerre mondiale, son exil dans ce pays qui n’a pas le même alphabet.
Son médecin l’a adressée aux urgences. Elle se sentait fatiguée, depuis quelques temps. La prise de sang a montré plus de choses que prévu. Une leucémie.
C’est pour ça qu’elle est vient d’arriver dans le service de cancéro.

Des leucémies, il y en a plein, des aiguës, des chroniques, des graves, des moins graves, certaines mêmes qu’on sait guérir.
Yulia, elle s’en fiche. C’est un message pour elle, un signe que l’heure approche de rejoindre Sergei, mort déjà depuis 15 ans.
Ils n’ont pas eu d’enfants, elle n’a pas d’autre famille en France. Elle n’a rien qui lui donne envie de rester sur terre plus longtemps.
Ce n’est pas l’avis du cancérologue, qui veut savoir de quoi on parle, avant de prendre des décisions. Il veut un diagnostic. Il veut une biopsie médullaire.
Et c’est l’interne qui la fera, pour sa formation.

L’interne, c’est moi. Premier semestre.
Des biopsies médullaires, j’en ai déjà fait quelques unes, mais je n’aime pas ça, surtout quand on les fait dans le sternum. C’est douloureux, sans compter que le geste est agressif, enfoncer un gros trocard dans la poitrine de quelqu’un, ce n’est pas anodin.
J’aime bien parler avec Yulia. Ce n’est que le début de mon internat, je suis encore maladroit avec les gens, je ne mesure pas encore bien tout ce qu’ils sont prêts à me raconter.
Si j’avais osé, je lui aurais parlé de Shostakovitch, peut être l’avait-elle croisé, ou m’aurait-elle permis d’apprécier encore plus son œuvre, par un détail de leur passé commun.
Au lieu de cela, je dois lui planter une grosse aiguille dans la poitrine. Le chef a dit.
Je n’ai pas osé le contredire. Yulia non plus, même si elle a prévenu que, quel que soit le résultat, elle ne veut pas de traitement. Elle veut rejoindre Sergei.

Le jour de la ponction, elle a de la fièvre. Pas de ponction, jubilation.
Le lendemain, plus de fièvre. Le chef dit: c’est aujourd’hui.
La mort dans l’âme, après la visite, je vais faire ma basse besogne. Silencieuse, Yulia subit sans ciller. Le geste terminé, elle se tourne vers moi, et me demande, d’un air résigné, si je suis content de pouvoir maintenant coller une étiquette sur sa leucémie.
Je bats en retraite et quitte la chambre, puis le service sans un mot. Je bous intérieurement de lui avoir infligé ce geste douloureux et inutile. Je hais mon chef de me l’avoir imposé.

Quelques jours après, le diagnostic tombe. C’est une leucémie aiguë myéloblastique de type 4, de bon pronostic, avec de bonnes chances de guérison, sans envisager de greffe de moelle.
Le chef est ravi; pour une fois qu’il a un cancer sous la main qu’il a de bonnes chances de traiter, ce sera un pied de nez aux statistiques de mortalité du service.
Mais Yulia n’en démord pas. Après avoir tenu tête à Hitler et Staline, ce n’est pas un cancérologue d’hôpital périphérique qui va la faire plier.
Au diable les statistiques.

Cela fait un mois que Yulia est dans le service. Les blastes ont pris la place des autres cellules. Elle s’est beaucoup affaiblie. Elle n’a plus de plaquettes, elle saigne pour un rien, ses lèvres et sa langue sont noires de sang séché. Pourtant elle sourit, sachant la fin proche. Elle l’attend sereinement.
Je suis de garde ce soir là. Je dois gérer le service des urgences et les appels des infirmières dans les autres services de l’hôpital.
Dès que j’ai un moment, je monte en cancéro, l’infirmière me dit qu’elle s’agite, qu’elle tend les bras en l’air, mais quand quelqu’un lui tient la main, elle s’apaise et sourit.
À trois reprises, je retourne dans sa chambre, je reste avec elle tant que je peux, tant que mon bip ne m’envoie pas ailleurs. Je ne suis pas sûr qu’elle me reconnaisse, mais le contact de ma main sur la sienne la calme à chaque fois.
La quatrième fois, c’est l’infirmière qui me demande de repasser. Elle a fini par rejoindre Sergei. Je n’étais pas là à ce moment là. Je ne peux pas m’empêcher de m’en vouloir, comme si ça aurait pu effacer le reste, faire pardonner tout ce qu’on n’aurait pas du lui faire subir avant.

Mon envie de me former aux soins palliatifs est née ce jour là. Elle n’a fait que grandir, au contact de tels ou tels médecins, de telles ou telles expériences.
J’ai à cœur d’accompagner mes patients jusqu’au bout, quand c’est possible. Quand l’un d’eux décède un jour où je ne travaille pas, je ne peux m’empêcher de ressentir l’amertume d’avoir loupé la toute fin de l’histoire, de ne pas avoir assisté au dernier acte.

Comme si une fois de plus, je n’étais pas là pour tenir la main de Yulia, quand elle a rejoint Sergei.


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